La passion dont Paul-Armand Gette témoigne à l’égard des modèles vivants atteste son attachement au respect d’une certaine tradition des Beaux-Arts(1) laquelle rappelle le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de l’art et dans celle des peintres.
Il reste surprenant de constater comment cet artiste contemporain, qui désigne les enjeux de l’art ailleurs que dans la production d’œuvres, accorde aux modèles vivants tant d’importance. Mais l’invitation formulée aux jeunes filles qui acceptent de lui servir de modèle contient les motifs de sa détermination ; il ne s’agit pas de l’exercice académique de la pose au cours de laquelle la personnalité du modèle serait voilée, mais, avec plus d’insistance encore ces dernières années, il les invite à être là, présentes et soi même, à abandonner « leur rôle de simulacre » et à l’aider « à occuper son temps« (2) Le prénom de chacune d’elles est indiqué le plus fréquemment possible : dans les titres des oeuvres auxquelles elles ont collaboré, dans les textes ou sous forme de remerciements. Aucune ne sera jamais oubliée(3)
Au début des années soixante dix, Paul-Armand GETTE se référait très explicitement aux méthodologies scientifiques qui font appel à des personnes comme repères naturels ; il a donc été conduit, par rigueur de méthodes, à donner aux jeunes modèles la place prépondérante qu’elles ont conservée depuis dans son travail. Dans un premier temps, ce furent des petites filles qui prirent le rôle non édicté de l’Alice de Lewis CARROLL pour des travaux photographiques portant, entre autre chose, sur l’analyse de paysages ; ses rencontres rappellent toujours à l’artiste les circonstances heureuses du temps passé à jouer en leur compagnie. Les années passant, les petites filles modèles ont souvent conservé et entretenu des contacts avec l’artiste ; dix ans plus tard, devenues nubiles, elles ont merveilleusement figuré le passage de la naïveté et la spontanéité de l’enfance, à la retenue et la timidité de l’adolescence. C’est alors avec plus d’acuité que se posa pour Paul-Armand GETTE le problème du rapport au modèle.
Cette question trouvait son élargissement dans la critique engagée envers les systèmes, les codes et les méthodes dont il déjoue toujours les finalités en les employant hors de leur contexte et en les appliquant à des objets différents. Comme tout autre système, le modèle est finalement appréhendé hors de la fonction initiale pour laquelle il a été inventé, hors du cadre habituel de son usage. En le privant de son rôle confortable, l’artiste dévoile ce qu’il est dans son essence, et se plaît à le « regarder tourner à vide« (4) Aujourd’hui, Paul-Armand GETTE ne choisit pas ses modèles. Il détermine uniquement les cadres dans lesquels il accepte de rencontrer les jeunes filles qui souhaitent le devenir ; dans les écoles d’art où le mène l’exercice de sa profession par exemple, il lance un appel à contribution et celles qui le désirent, se font connaître(5). Ainsi, il ne procède pas à un choix particulier de la personne mais il accepte toutes celles dont la motivation est plus forte qu’une beauté physique ou des canons relatifs. En ce sens, il se laisse guider par le hasard de la rencontre, réaffirmant l’autonomie du modèle qu’il entend respecter. Plus encore, en s’y soumettant, il procède à un renversement inhabituel lorsqu’il s’agit de création artistique et de modèles vivants. Le fait de ne pas diriger ses modèles et, plus encore, d’éprouver du plaisir à se laisser mener par eux, peut être interprété comme de l’indécence. Comment l’artiste parvient-il à ne pas y « perdre son âme » ?
Les touchers du modèle auxquels il a été naturellement amené en été 1983(6) pourraient être considérés, dans les sens propres des termes, comme une débauche du modèle. L’apparition de la main de l’artiste – comme celle que produisait son ombre dans l’œuvre de PICASSO(7)ou les jeux du miroir renvoyant des signes de sa présence dans des dessins de MATISSE(8) – rend accessible la relation au modèle et le banalise en quelque sorte. Elle montre avec ironie que la distance entre le monde réel (l’artiste) et celui de l’art (le modèle) est aussi simple à rompre en y laissant passer une main. Les œuvres réalisées grâce au concours des petites filles, comme les actuelles contributions des jeunes femmes, ont toujours été envisagées avec l’accord et plus encore, la complicité des personnes dont l’image est reproduite. Son art de la promiscuité entretient, selon lui, « une relation consentie des deux côtés ; le plaisir de regarder, en effet, ne pouvant être accompagné que de celui d’être regardé« (9).
LE POINT DE VUE DU MODÈLE
Nous avons fait le choix de considérer la position et d’entendre la voix de quelques modèles de Paul-Armand GETTE(10) Par des entretiens semi-directionnels, nous interrogeons à contre-sens l’œuvre elle-même, l’intérêt se focalisant un instant sur ce qu’il advient en amont et en aval(11) Il nous a semblé important de donner la parole à celles qui, à leur insu, ont tant influencé l’évolution de la pratique artistique de l’artiste, d’interroger leur désir et motivation, pour mieux cerner l’ampleur de leur plaisir à œuvrer pour l’artiste.
LE DÉSIR D’ÊTRE MODÈLE ET LES JEUX DE LA SÉDUCTION
Comme le souligne fort justement Violaine, « on ne demande pas l’avis du modèle d’habitude !« . Même la question de ses motivations reste sans réponse, qu’elles soient « occultées par une littérature aux mœurs de journalistes ou par les artistes qui le chosifient [le modèle] ou lui font jouer un rôle qu’il ne désire en rien« (12) Précisons que Paul-Armand GETTE n’a jamais eu recours à des modèles professionnels et ses rapports ont toujours été exempts de transactions monétaires(13) Les jeunes filles qui acceptent de travailler avec lui ne perçoivent aucune rémunération. Elles agissent donc hors de toutes contraintes ou nécessités financières ; cet aspect conditionne leur disponibilité et la nature de la relation qui s’instaure.
Lorsque nous interrogeons les modèles sur la nature profonde du désir de poser pour Paul-Armand GETTE, nous nous plaçons avant que le travail de pose n’ait lieu, dans le souci de révéler ce qui fut suffisamment fort pour le déclencher. Leur désir est un sentiment flou qui les ont poussés à réaliser une envie ; chacun des modèles interrogés cherche un motif de curiosité personnelle. Laure donne une réponse liée à une intrigue, provoquée par le travail de l’artiste, qu’elle désirait éclaircir. L’envie de vivre une nouvelle expérience pour l’étudiante à l’École des Beaux-Arts qu’elle était, stimula davantage Violaine(14) Quant à Léa, qui est spontanément amenée à avancer les mêmes curiosités et désir d’expériences nouvelles, elle relativise plus tard cette explication en la considérant comme un éventuel prétexte et moyen de se « défendre » ou de se « protéger« . Que le travail de l’artiste ait été connu ou pas avant les séances de travail, nous constatons que le premier désir avoué est à l’unanimité un désir de découverte, y compris pour Violaine et Laure, qui avaient pourtant pratiqué la pose (pour des ateliers de dessins académiques ou pour des artistes) avant de vivre la situation du modèle auprès de Paul-Armand GETTE. Ainsi sont-elles à même de distinguer du rôle traditionnel qu’on leur imposa, les différences de la méthode de Paul-Armand GETTE. A l’origine de leur décision, il y a pour toutes, indubitablement, une volonté de vivre une expérience extra-ordinaire, et de donner le meilleur d’elles-mêmes, volonté suggérée par ce qu’elles ont vu, entendu et déduit de l’œuvre de l’artiste. A propos d’un pouvoir qu’elle imaginait détenir sur l’artiste en entrant dans son art, elles éprouvaient probablement toutes le sentiment que Violaine souligne : « J’étais pleine d’illusions concernant ça« .
Il est habituel de considérer la relation de l’artiste au modèle comme lieu d’une séduction dont le regard constitue le moteur essentiel. Avant de considérer les séances de pose, la séduction est un jeu qui peut avoir été engagé par les protagonistes. Même si Paul-Armand GETTE ne choisit pas ses modèles selon leur physique, qu’ils se proposent à lui et qu’ils entrent alors dans les listes qu’il établit ensuite(15) l’artiste conserve des liens d’amitié avec chacun d’eux et il peut s’adresser de nouveau à ceux qui lui paraissent correspondre à un critère spécifique pour réaliser un projet ; mais ce choix est aussi aléatoire, nombre de circonstances pouvant en modifier la trajectoire. La première fois qu’il reprend contact avec Laure, par exemple, il est motivé par la pertinence de son prénom avec son projet de travail sur le Mont Ventoux et le Château La Coste du Marquis DE SADE(16) La seconde fois, elle lui semblait pouvoir donner le ton qu’il espérait à un projet en raison de son habitude vestimentaire. Fidèle à sa conception de l’art comme espace où « tout peut arriver« , l’artiste reste toujours disponible. Seule Léa souligne la forme de séduction enclenchée et à laquelle il lui semble que toutes les relations sont subordonnées : « Effectivement avant, il y a un travail de séduction qui existe, je pense qu’il existe finalement quand vous rencontrez qui que ce soit (…) que ce soit entre femmes ou femme / homme« . Dans le cours du travail, même si Paul-Armand GETTE donne les possibilités aux modèles d’exprimer leurs désirs propres, l’artiste reste gouverné par son sujet de travail et par ses propres images mentales. S’il est permis de considérer une forme de séduction entre l’artiste et le modèle, elle est en jeu pour le modèle au moment où il offre son corps à son regard, certes, mais peut-être autant au moment où il se découvre lui-même ensuite dans l’œuvre, séduit par un voyeurisme sur soi-même. Paul-Armand GETTE insiste sur le désir du modèle qu’il soupçonne et qu’il considère comme moteur principal pour que le jeu et les partages soient réels. Il l’incite à choisir librement la situation dans laquelle il veut (se) poser, « malgré les difficultés qu’il aura à le faire, l’acceptation de l’état de modèle impliquant souvent de s’en remettre à l’autre« (17).
L’EXISTENCE PROPRE DU MODÈLE
Contraire à cet état de chose, l’artiste prend toutes les précautions afin que les modèles se sentent le plus à l’aise possible lors des séances qu’ils partagent. Au delà de la fonction d’être modèle, il invite chacun à s’exprimer dans l’espace ouvert de son art(18) Les réponses ne sont pas si clairement audibles ; les modèles sont timides ou se plaisent dans un rôle passif. Il semble qu’en réalité, le désir de l’artiste soit trop difficile à satisfaire pour les modèles plus consciencieux. Ceux que nous avons rencontrés prennent leur fonction avec tellement de sérieux qu’ils préfèrent avoir un rôle bien défini afin de le jouer pleinement, pour le plaisir de l’artiste. Violaine a bien exprimé cette difficulté qu’elle avait à définir son rôle et sa place lors de la première séance. La difficulté qu’impose la méthode de travail de Paul-Armand GETTE, basé sur la liberté du modèle, tient sans doute à sa position propre sur les lisières, zone sans doute impossible à occuper à deux…
En réalité, les modèles se sentent plus à l’aise lorsqu’ils ne sont plus dans le champ artistique, lorsqu’ils rencontrent Paul-Armand GETTE pour boire un verre ou pour visionner les planches-contacts des séries de photographies réalisées plus tard. L’identification de leur personne avec l’œuvre est si forte qu’elle conditionne leurs comportements pendant les séances. Il est surprenant d’entendre Léa rapporter, par exemple, la déception et l’émotion avec lesquelles elle a découvert les séries photographiques qu’il réalisa à la suite de leur collaboration. Ces sentiments, même si elle est la seule à savoir que ces images sont faites à partir de son corps (vu de dos, la tête n’étant pas photographiée) sont significatifs de la valeur qu’elle accorde à sa tâche et au regard de l’artiste : « Quand je suis modèle pour Paul-Armand, c’est moi. (…) C’est à dire que je suis moi, son modèle en tant que Léa et je ne suis pas en train de jouer une comédie. Si je suis là, c’est parce que moi, j’ai envie d’être là et j’ai envie que lui me voit telle que moi je suis« . Laure, au contraire, fait une distinction claire : « Pour moi, c’est assurément extérieur. Être modèle veut vraiment dire pour moi donner son image et pas donner son corps, donner son image. A partir de là, j’accepte de perdre cette image-là, qu’elle ne corresponde plus à ce que je suis personnellement« . Denise KLOSSOWSKI qui fut plusieurs années durant modèle de son époux, le peintre et écrivain Pierre KLOSSOWSKI (né en 1905) se défend également d’être le personnage qu’il peint, même si la ressemblance physique est troublante(19) Il y a chez elle, une réelle distinction entre ce qu’elle est et le personnage irréel peint.
Les modèles de Paul-Armand GETTE ont un droit de regard sur les images produites à partir de leurs collaborations et ils apprécient le dialogue instauré avec l’artiste autour de la qualité des images et des questions de choix de clichés, entretien qui clôt leur coopération. Sophie, modèle de Paul-Armand GETTE pendant plusieurs années (que nous n’avons pas rencontré) déclarait son entière confiance quant à l’utilisation qu’il pouvait faire des images réalisées à partir de son corps(20) C’est également le cas des personnes interrogées ; les modèles apprécient cette attention qui les rend partenaires dans le processus d’élaboration des œuvres.
LE PLAISIR D’ÊTRE MODÈLE
Chacune des situations vécues est différente des autres pour des raisons essentiellement liées, nous en convenons, à la personnalité et aux attentes propres de chacune des jeunes filles. Le plaisir qu’elles ont à collaborer avec Paul-Armand GETTE, est pour lui un sentiment essentiel sans lequel il ne pourrait envisager une création : « Certaines ont manifesté d’elles-mêmes le désir d’être mes modèles, et ce désir, ce plaisir, m’importent beaucoup« (21) Tout ce que l’artiste entreprend est, en quelque sorte, garanti réussi grâce au plaisir qu’elles manifestent dès leur consentement. Ainsi, le plaisir définit les limites du champ artistique et il donne la parole. Lorsque nous questionnons les modèles sur la nature de ce plaisir éprouvé pendant le travail, les réponses sont diverses mais toutes confirment qu’à cette expérience ne s’est pas soustrait le principal élément de définition traditionnel du modèle : le plaisir de « se mettre à la disposition de l’artiste« (22) La soumission que cela implique peut être elle-même source de plaisir(23) Pour Léa, s’affirme sans détour le désir de « faire plaisir à Paul-Armand« , « d’être à lui« , de « vouloir qu’il soit content« . C’est pourquoi, elle ne prend pas d’initiative, elle se laisse guider, pour « voir ce qu’il ferait« . Les préoccupations principales du modèle pendant les séances se résument pour Léa et Laure, à cette volonté de faire ce qu’il faut, ne pas faillir à l’attente supposée de l’artiste, « dans la joie de réaliser quelque chose« , précise Laure. Mais comment arriver à vouloir se donner ? A se livrer avec plaisir au plaisir de l’autre ? Il n’est pas question ici d’un quelconque souci pour l’œuvre en cours de réalisation, mais seul celui de la complaisance. Pour Violaine et pour Sophie, au contraire, s’exprime une préoccupation esthétique forte (« que ce soit beau« (24). Violaine exprime le mieux comment elle participa et, avec humour, quel désir elle avait de s’accaparer l’œuvre en train de se faire : « … Je voyais les images, j’avais envie que le geste soit beau (…) je le voyais comme si c’était moi qui faisais l’image, comme si c’était mon propre travail, vraiment. A la limite il aurait été mon assistant ça n’aurait pas été mal !« .
Le plaisir engage à différents niveaux les personnes : qu’elles jouissent de l’agréable sentiment de découvrir par l’œuvre une image valorisante de soi, ou qu’elles soient fières de figurer dans le catalogue des œuvres d’un artiste de grande notoriété, elles s’accordent pour avouer que le plus profond plaisir réside dans l’exhibition de son corps devant l’artiste. Violaine définit son « plaisir de s’exhiber » comme « le plaisir de se montrer, d’être regardée, d’être vue et d’être montrée : de se montrer et d’être montrée« . Le jeu des va-et-vient du sens des regards tripartites désigne les filiations possibles de l’activité de la pose à l’idée de la scène où l’on se produit, ou de l’exposition où l’on se montre, en suggérant les données d’un échange entre un artiste, un modèle et un public. Dans le cas présent, quels que soient les troubles que subissait Violaine au cours de la première séance, ou l’assouvissement d’un fantasme que décrit Laure(25) ils sont intimement liés à ce qu’elles sont profondément et peut-être à ce dont elles ont besoin. Que les modèles aient conscience de cet état de fait et qu’ils expriment ce plaisir comme part entière de l’activité de pose, indépendamment de l’identité ou des désirs de l’artiste, nous paraît très intéressant.
Paul-Armand GETTE a, semble-t-il, autant de pouvoir sur le plaisir exhibitionniste des modèles, parce qu’il est un homme. Léa montre clairement que le regard de l’artiste pendant les séances l’intéresse en ce qu’il détermine son identité de femme : « il y a un regard masculin sur un corps de femme. Si ce regard là me plaît ça me rassure beaucoup. (…) et je pense que lui-même ne porte pas un regard d’artiste seulement, il porte un regard d’artiste et un regard d’homme, et peut-être un regard d’homme qui est artiste« . Le regard de l’autre, d’autant plus important s’il est un artiste sensible aux sujets du corps et de la beauté(26) donne au modèle la conscience d’être autre chose, d’être une femme, puisqu’il envisage – même inconsciemment – pouvoir être désiré. « Le désir d’être modèle est lié à la question du regard« , nous aide à conclure Laure.
LES PLAISIRS PARTAGÉS
Si la femme existe en attirant le regard de l’artiste, nous pouvons considéré que les rapports du modèle à l’artiste ne sont pas ceux du type maître-esclave, mais réellement des rapports duels. L’épreuve de la méthode employée par Paul-Armand GETTE confirme les bénéfices que l’artiste retire du travail avec des modèles lorsqu’il y a un échange. Mary-Ann CAWS va plus loin en voyant, dans le corps de la femme représenté, une fiction qui retient « l’objet de l’art en tant que représentation de notre désir » et qui participe à créer « de toute façon ce plaisir qui quitte le domaine de la fiction pour devenir réel« (27)
Quelles que soient les propositions de travail que l’artiste offre au modèle, elles requièrent systématiquement son consentement. L’artiste est fier de signaler que les images qu’il produit « sont le résultat d’une complicité et d’une acceptation« , ce que les modèles approuvent. C’est pourquoi il se défend de l’accusation de voyeurisme puisque son regard n’est pas seulement autorisé(28)par le modèle, mais qu’il est désiré. Les travaux réalisés dans des toilettes ou salles de bain en présence de modèles étaient, dit-il, des mises en scène, « c’est ce qui différencie l’art de la vie« (29) Il n’est évidemment pas question ici de voler des images à l’insu des jeunes filles, mais de les composer avec leur collaboration. Dans le texte Exotisch, Erotisch, Erratisch, il rapporte une aventure qui lui sert d’illustration ironique lorsqu’il formule une demande d’autorisation au modèle : « Je décris toujours Actéon comme un idiot et j’affirme que s’il avait demandé à la déesse la permission de la regarder, il ne lui serait rien arrivé, mais il l’aurait peut-être vu un autre jour » !
Violaine a accepté de voir le rôle qu’elle jouait auprès de Paul-Armand GETTE comme celui d’une collaboratrice attentive : « ce n’était pas être modèle. C’est aussi pour cette raison, je pense, que s’est fait un amalgame… Ce n’était pas être modèle. C’était vraiment être créateur. C’était un duo… un duo qui faisait une œuvre d’art, quelle qu’elle soit. Et c’était complètement bizarre !« . L’ambivalence du sentiment éprouvé par Violaine pendant les séances réclame une attention particulière ; d’une part elle s’attendait (et espérait) à adopter la position confortable et classique du modèle jouant des poses indiquées par l’artiste. D’autre part, elle se réjouit du sentiment d’avoir apporté une contribution inédite dans un geste de création, « tout en sachant, dit-elle, que je ne savais rien de son travail et que j’en faisais ma propre interprétation. J’y mettais ce que je voulais y mettre« . Ainsi, à force de réclamer des modèles qu’ils se comportent le plus librement et qu’ils travaillent sur les situations qui s’offrent à lui – ou qu’ils en proposent de nouvelles – l’artiste peut éprouver pour lui-même leurs incertitudes ; la gêne est alors un sentiment partagé pendant les séances car chacun s’impose, de façon plus ou moins volontariste, le devoir d’être capable de mettre en place telle ou telle situation qu’il aura prévue ou qui lui viendra à l’esprit. Mais il semble que ce soit dans cette complicité que Paul-Armand GETTE éprouve le plus de plaisir et que ses modèles font la différence. L’attention qu’il leur porte et le grand respect dont il témoigne transparaît à travers les images offertes « à la vue des autres sans qu’il y ait atteinte à l’intégralité de l’être« . Il précise encore : « La question qui me semble importante à poser est : offert par qui ? Le modèle et l’artiste ; le modèle avec la complicité de l’artiste ou l’inverse ?« (30) Le modèle ne se sent-il pas abandonné ? Vouloir l’émancipation du modèle ne le place-t-il pas trop loin de la zone d’échange et du partage ?(31)
LA LIBERTÉ DU MODÈLE
C’est dans la suite de ces questionnements que Paul-Armand GETTE est amené à dénoncer l’actuelle prédominance du regard mâle(32)dans les arts plastiques et visuels. Nous avons été très heureusement surpris de trouver dans ses textes l’esquisse d’une telle réflexion. Elle s’inscrit logiquement à la suite des œuvres et des écrits qui insistent, depuis plus de vingt ans(33)sur la liberté qu’il laisse aux modèles – parce qu’elle est la leur – mais aussi sur les potentialités qui sont en eux de se déplacer et de s’offrir des moments de plaisir dans l’espace de l’art. Les entretiens que Laure, Léa et Violaine nous ont consacrés témoignent comment elles ont pu ou non jouir de cette liberté, puisque l’artiste leur avait précisé son désir de la voir s’exprimer. Or, il nous semble pertinent de poser les questions des limites de cette liberté, à l’heure où l’artiste est sollicité par une jeune personne pour venir s’inscrire dans l’espace de son propre art(34).. Voici l’artiste se poser les problèmes de l’instabilité du sujet, car selon lui : « la liberté change les règles du jeu, les change ou les fait disparaître sans en proposer d’autres. Étrange situation à laquelle rien ne nous a préparés. Il y a un abîme entre ce que le modèle fait ou propose de faire et ce que j’avais imaginé qu’il ferait, je dois donc combler cet espace et cela ne ressemble en rien à ce que l’artiste rencontre dans sa pratique. Le sujet n’est plus que ce que je demande au modèle mais lui-même avec ses envies« (35)
Les expériences de travail avec Paul-Armand GETTE faites par les modèles que nous avons rencontrés n’ont pas été particulièrement décisives pour nous permettre de mener une analyse objective de la proposition de liberté et de ses conséquences dans le travail de l’artiste. Il ressort à deux reprises, que la liberté est appréhendée comme l’inconnu qui fait peur. Léa, par pudeur, a tendance à refuser l’idée de gérer totalement sa position pendant le travail : « Il aimerait bien être à ma disposition… C’est ça et non plus moi à la sienne. Et je lui ai dit que c’était trop demandé, que je n’en étais pas capable. Rester passive (même si je ne suis pas si passive que ça) est une position beaucoup plus facile. Peut-être qu’à partir du moment où moi je prends les décisions de tout… je ne sais pas, c’est peut-être la révélation de fantasmes… et ce serait peut-être trop me découvrir… franchement… demander à quelqu’un de faire ce dont il a envie… c’est vraiment lui demander de se dévoiler à cent pour cent« . La difficulté d’assumer cette liberté provient de l’implication qu’elle suppose de se mettre sur un niveau d’égalité avec l’artiste, dans la leçon du partage. Laure témoigne également ne pas avoir pu défier la sensation de ne pas être à la hauteur(36) Nous pouvons convenir avec France BOREL que rien ne peut être naturel dans le fait d’être modèle(37) La position du modèle et l’espace de sa liberté sont bien à l’étroit dans ce contexte et l’on comprend la difficulté de l’artiste à perturber ces sages arrangements.
La question se pose alors de la validité d’une requête qui se limite elle-même parce qu’elle va plus loin que ce que les modèles sont capables d’assumer. Nous remarquons que la question de la liberté du modèle est le sujet le plus actuel du travail de Paul-Armand GETTE. Or, nous nous demandons – après lecture de ses nombreux textes – si la liberté du modèle tellement souhaitée ne génèrerait pas un nouvel élan à la créativité de l’artiste, un support d’expression ou des conditions nouvelles qui lui permettraient de donner formes(38) et pour finir de mettre à l’œuvre, plus encore, sa propre liberté.
Notes :
(1) « Je ne prétends pas que cette manière de les considérer soit bien nouvelle, je soupçonne les artistes de la pratiquer souvent, ce sont les historiens de l’art qui passent à côté« , P.-A. GETTE, Pérégrinations estivales, École des Beaux-Arts de Bordeaux, 1995, p. 8.
(2) ibid.
(3) Même s’il est arrivé que P.-A. GETTE ne se souvienne plus du prénom d’une personne, il rappelle son souvenir dans un texte en évoquant l’épisode de sa rencontre ou un détail marquant, comme cette « amazone bottée de cuir » rencontrée à l’École des Beaux-Arts de Chalon-sur-Saône (dans Un après-midi champêtre, 1994, p. 4.).
(4) ibid., p. 9.
(5) Violaine, l’un de ses modèles qui a accepté de nous consacrer un entretien, relate comment il s’est présenté aux étudiants de l’École d’Art de Montpellier et comment il a obtenu « énormément de filles » pour réaliser la préparation de son exposition au Crestet Centre d’Art, en 1994.
(6) Les premières séries photographiques exécutées avec Pernilla à Fiskebäckskil au cours de l’été 1983, puis, à l’automne, à Paris avec Sophie, montrent la main de l’artiste tenir celle du modèle ou se poser près de son sein. Les images sont composées, calmes, les gestes, dans une entente parfaite, sont arrêtés.
(7) L’ombre, 1953, huile et fusain sur toile, 129,5 x 96,5 cm., Paris, Musée Picasso, reproduite dans F. BOREL, Le modèle…, 1990, op. cit., p. 11.
(8) Voir par exemple les dessins de MATISSE : Nu au miroir, (1937, encre sur papier, 81 x 59,5 cm., collection privée), et Femme nue couchée au miroir, (1937, encre sur papier, 28,5 x 38,2 cm., collection privée), reproduits dans ibid., p. 45 et p. 47.
(9) Catherine FRANCBLIN, « P.-A. GETTE, le retour de l’imaginaire », (entretien) dans Art Press n°174, Paris, novembre 1992, pp. 12-18.
(10) Nous avons réalisé trois entretiens, en mai et juin 1995 : Laure, Violaine et Léa. Les entretiens n’ont pas été publiés, sauf retranscrits dans le D.E.A. d’Histoire de l’art : Les divers sens du plaisir, l’exemple de l’œuvre de Paul-Armand GETTE, Université Lumière-Lyon II, 1996.
(11) Paul-Armand GETTE lui-même s’interroge : « Je sais que mon interrogation surprend et semble vulgaire, cet intérêt pour le modèle paraît bien léger, l’art est tout autre chose, c’est le tableau, la sculpture qu’il faut voir, pas le sujet et encore moins le modèle« . Paul-Armand GETTE, Propositions paysagères ou les divertissements de l’auteur en Provence, Crestet-Actes Sud, 1994, p. 42.
(12) ibid., p. 42.
(13) Dans le cas général, le rapport peintre-modèle a pu être assimilé avec la transaction prostitutionnelle ; dans la mesure où il y a une question d’argent qui n’est pas négligeable, il est facile de considérer que « le modèle est d’abord quelqu’un qui vend son corps » (Voir J. HENRIC, « Le modèle et son peintre », dans Art Press n°163, 1991, p. 48).
(14) « Il y a (…) la motivation en tant qu’étudiante aux Beaux-Arts une implication assez (…) intéressée pour moi mais pas pour le travail en lui-même par rapport à mon propre travail, à ma propre recherche« , nous dit Violaine.
(15) Dans Le modèle…, (1990, op. cit., p. 105.) F. BOREL rapporte que « la poursuite du modèle (…) est une quête artificielle« . L’insatisfaction de l’artiste est ce qui le pousse à la recherche du « bon modèle« . Ainsi, DELACROIX n’omet pas de noter les adresses de ses poseuses, INGRES mentionne au revers de ses dessins de nus les adresses des modèles, DEGAS inscrit les qualités des modèles. Dans cette tradition, comme dans celle du collectionneur que nous avons eu l’occasion d’évoquer, P.-A. GETTE conserve avec précautions les coordonnées des jeunes filles qui lui ont servi de modèles, comme l’on garde celles de nos amis.
(16) Paul-Armand GETTE, Propositions paysagères…, 1994, op. cit.
(17) P.-A. GETTE, Les chroniques d’Aphrodite, 1994, op. cit., non paginé.
(18) « Ce qu’il désire montrer, j’en suis sans doute plus curieux que lui« . P.-A. GETTE, « Choix de notes », dans La Vue et le Toucher, La Roche-sur-Yon, Musées de La Roche-sur-Yon et de Calais, 1992, p. 22.
(19) J. HENRIC, « Denise Klossowski, Roberte ce n’est pas moi », (entretien) dans Art Press n°163, Paris, novembre 1991, pp. 52-54.
(20) Entretien de Anne DAGBERT avec Sophie VOLATIER, dans Art Press n°163, 1991.
(21) C. FRANCBLIN, « P.-A. GETTE, Le retour de l’imaginaire », (entretien) dans Art Press n°174, Paris, novembre 1992, p. 16.
(22) Laure et Léa s’expriment sur cet aspect.
(23) Denise KLOSSOWSKI répond, enthousiaste, à la question de la soumission en laquelle elle trouverait un certain plaisir : « Bien sûr. Il y a le plaisir d’entrer dans un univers étranger. Et puis petit à petit un autre plaisir s’est substitué au premier : celui de me déplacer dans un monde devenu familier« . J. HENRIC, “Denise Klossowski…”, 1991, op. cit., p. 54.
(24) Sophie exprime ainsi son souci esthétique : « Maintenant aussi je suis très détendue, en même temps, je pense à la photographie qui est en train de se faire ; je veux qu’elle soit belle, (…) il faut que ce soit beau, car j’ai envie que Paul continue à me demander d’être son modèle« . Entretien de Anne DAGBERT avec Sophie VOLATIER, Art Press, op.cit.
(25) « Je pense que dans le fait de poser il y a un exhibitionnisme assez flagrant, d’autant plus qu’avec un appareil photo, il y a une personne plus son appareil, ça fait comme si il y avait trois yeux. C’est de l’ordre du fantasme, c’est clair pour moi, c’est jouer avec un fantasme sans prendre trop de risque. C’est du plaisir pur en fait, un plaisir primaire, essentiel« , précise Laure.
(26) Et Violaine dit encore : « Il se passe toujours quelque chose quand on rencontre quelqu’un, qu’on passe un moment avec cette personne et qu’il s’agit de quelque chose en liens avec la peau et le corps« .
(27) « Regard et représentation : problématique du corps féminin tel qu’en lui-même… » dans J.CHÉNIEUX-GENDRON dir., Du Surréalisme et du plaisir, Paris, José Corti, 1987, p. 172.
(28) Nous reprenons ici l’expression de Bernard MARCADÉ de l’article : « Paul-Armand GETTE, Voyeur autorisé », dans Art Press n°99, Paris, janvier 1986, pp. 28-31.
(29) Exotisch, Erotisch, Erratisch, Berlin, En passant, 1995 (traduct. Arantxa ABAIGAR et Andreas FISCHER). La citation suivante se réfère également à cette source.
(30) P.-A. GETTE, Coloriages, Dépassements et Modèles, 1995, op. cit., p. 17.
(31) C. MILLET présente le public des années soixante dix comme « abandonné à lui-même » par les artistes et elle interroge les possibilités d’un partage dans les conditions où s’exerçait l’art : « S’agissait-il d’ailleurs encore de « partager » ?« . L’art contemporain…, 1991, op. cit., p. 176.
(32) Voir les travaux de Rosalind KRAUSS qui développent l’idée d’une théorie du regard mâle qui régit notre société jusqu’à la création artistique (conférence « L’informe : le modernisme à rebours », au Musée d’Art Moderne de Saint Etienne, 1995).
(33) En 1981, P.-A. GETTE adresse à ses modèles une lettre leur demandant de se mettre en scène eux mêmes.
(34) P.-A. GETTE nous a informé, au début de 1995, qu’il a reçu la demande d’une jeune artiste qui désirait lui servir de modèle à la condition qu’elle puisse exercer son art pendant les séances.
(35) P.-A. GETTE, Coloriages, Dépassements et Modèles, 1995, op. cit., p. 16.
(36) « (…) J’avais un problème d’infériorité. Je me disais que si je lui proposais quelque chose d’idiot, il me prendrait pour une idiote… », Laure.
(37) dans Le modèle ou l’artiste séduit, 1990, op. cit., p. 91.
(38) « Le véritable artiste est indifférent aux matériaux et aux conditions qui lui sont imposés. Il accepte toutes les conditions tant qu’elles lui permettent d’exprimer sa volonté de donner forme« . Herbert READ, Le sens de l’art, Paris, Sylvie Messinger, 1987, p. 238.